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ville en ville l’argent qui me restait de l’enlèvement de mon infante ; car nous avions tous deux fait notre main en partant d’Oviédo, et nous n’étions pas mal nippés ; mais tout ce que j’avais possédé se dissipa bientôt. J’arrivai à Palencia avec un seul ducat, sur quoi je fus obligé d’acheter une paire de souliers. Le reste ne me mena pas bien loin. Ma situation devint embarrassante ; je commençais déjà même à faire diète : il fallut promptement prendre un parti. Je résolus de me mettre dans le service. Je me plaçai d’abord chez un gros marchand de drap, qui avait un fils libertin. J’y trouvai un asile contre l’abstinence, et en même temps un grand embarras. Le père m’ordonna d’épier son fils ; le fils me pria de l’aider à tromper son père : il fallait opter. Je préférai la prière au commandement, et cette préférence me fit donner mon congé. Je passai ensuite au service d’un vieux peintre, qui voulut, par amitié, m’enseigner les principes de son art ; mais, en me les montrant, il me laissait mourir de faim. Cela me dégoûta de la peinture et du séjour de Palencia. Je vins à Valladolid, où, par le plus grand bonheur du monde, j’entrai dans la maison d’un administrateur de l’hôpital : j’y demeure encore, et je suis charmé de ma condition. Le seigneur Manuel Ordonnez, mon maître, est un homme d’une piété profonde, un homme de bien, car il marche toujours les yeux baissés, avec un gros rosaire à la main. On dit que dès sa jeunesse, n’ayant en vue que le bien des pauvres, il s’y est attaché avec un zèle infatigable. Aussi ses soins ne sont-ils pas demeurés sans récompense : tout lui a prospéré. Quelle bénédiction ! en faisant les affaires des pauvres, il s’est enrichi.

Quand Fabrice m’eut tenu ce discours, je lui dis : Je suis bien aise que tu sois satisfait de ton sort ; mais entre nous, tu pourrais, ce me semble, faire un plus beau rôle dans le monde que celui de valet ; un sujet de ton mérite peut prendre un vol plus élevé. Tu n’y penses pas, Gil Blas, me répondit-il. Sache que, pour