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de m’ôter la vie ? Faut-il, pour vous contenter, que vos yeux soient témoins de ma mort ? Seigneur, lui répondis-je, Inès a dû vous dire que je fuyais avec mon premier époux ; et, sans le triste accident qui me l’a fait perdre, vous ne m’auriez jamais revue. En même temps je lui appris que don Alvar avait été tué par des voleurs, qu’ensuite on m’avait menée dans un souterrain. Je racontai tout le reste ; et lorsque j’eus achevé de parler, don Ambrosio, me tendit la main. C’est assez, me dit-il tendrement, je cesse de me plaindre de vous. Eh ! dois-je en effet vous faire des reproches ? Vous retrouvez un époux chéri ; vous m’abandonnez pour le suivre, puis-je blâmer cette conduite ? Non, madame, j’aurais tort d’en murmurer. Aussi n’ai-je pas voulu qu’on vous poursuivît, quoique ma mort fût attachée au malheur de vous perdre. Je respectais dans votre ravisseur ses droits sacrés et le penchant même que vous aviez pour lui. Enfin je vous fais justice, et par votre retour ici vous regagnez toute ma tendresse. Oui, ma chère Mencia, votre présence me comble de joie ; mais, hélas ! je n’en jouirai pas longtemps. Je sens approcher ma dernière heure. À peine m’êtes-vous rendue, qu’il faut vous dire un éternel adieu. À ces paroles touchantes, mes pleurs redoublèrent. Je ressentis et fis éclater une affection immodérée. Don Alvar, que j’adorais, m’a fait verser moins de larmes. Don Ambrosio n’avait pas un faux pressentiment de sa mort : il mourut le lendemain, et je demeurai maîtresse du bien considérable dont il m’avait avantagée en m’épousant. Je n’en prétends pas faire un mauvais usage, on ne me verra point, quoique je sois jeune encore, passer dans les bras d’un troisième époux. Outre que cela ne convient, ce me semble, qu’à des femmes sans pudeur et sans délicatesse, je vous dirai que je n’ai plus de goût pour le monde ; je veux finir mes jours dans ce couvent, et en devenir une bienfaitrice.

Tel fut le discours que me tint dona Mencia. Puis elle