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laissez-m’en soutenir tout le poids. Il me dit encore d’autres choses semblables ; mais plus il paraissait vouloir s’immoler à mon bonheur, moins je me sentais disposée à y consentir. Lorsqu’il me vit ferme dans la résolution de le suivre, il changea tout à coup de ton ; et prenant un air plus content : Madame, me dit-il, est-il possible que vous soyez dans les sentiments où vous paraissez être ? ah ! puisque vous m’aimez encore assez pour préférer ma misère à la prospérité où vous vous trouvez, allons donc demeurer à Bétancos, dans le fond du royaume de Galice. J’ai là une retraite assurée. Si mes disgrâces m’ont ôté tous mes biens, elles ne m’ont point fait perdre tous mes amis ; il m’en reste encore de fidèles, qui m’ont mis en état de vous enlever. J’ai fait faire un carrosse à Zamora par leur secours ; j’ai acheté des mules et des chevaux, et je suis accompagné de trois Galiciens des plus résolus. Ils sont armés de carabines et de pistolets, et ils attendent mes ordres dans le village de Rodillas. Profitons, ajouta-t-il, de l’absence de don Ambrosio. Je vais faire venir le carrosse jusqu’à la porte de ce château, et nous partirons dans le moment. J’y consentis. Don Alvar vola vers Rodillas, et revint en peu de temps, avec ses trois cavaliers, m’enlever au milieu de mes femmes, qui, ne sachant que penser de cet enlèvement, se sauvèrent fort effrayées. Inès seule était au fait ; mais elle refusa de lier son sort au mien, parce qu’elle aimait un valet de chambre de don Ambrosio ; ce qui prouve bien que l’attachement de nos plus zélés domestiques n’est point à l’épreuve de l’amour.

Je montai donc en carrosse avec don Alvar, n’emportant que mes habits et quelques pierreries que j’avais avant mon second mariage ; car je ne voulus rien prendre de ce que le marquis m’avait donné en m’épousant. Nous prîmes la route du royaume de Galice, sans savoir si nous serions assez heureux pour y arriver. Nous avions sujet de craindre que don Ambrosio, à son