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entre Grajal et Rodillas. Il conçut pour moi un amour violent : je remarquais dans toutes ses actions une envie de me plaire : il s’étudiait à prévenir mes moindres désirs. Jamais époux n’a eu tant d’égards pour une femme, et jamais amant n’a fait voir tant de complaisance pour une maîtresse. J’admirais un homme d’un caractère si aimable, et je me consolais en quelque façon de la perte de don Alvar, puisque enfin je faisais le bonheur d’un seigneur tel que le marquis. Je l’aurais passionnément aimé, malgré la disproportion de nos âges, si j’eusse été capable d’aimer quelqu’un après don Alvar. Mais les cœurs constants ne sauraient avoir qu’une passion. Le souvenir de mon premier époux rendait inutiles tous les soins que le second prenait pour me plaire. Je ne pouvais donc payer sa tendresse que de purs sentiments de reconnaissance.

J’étais dans cette disposition, quand, prenant l’air un jour à une fenêtre de mon appartement, j’aperçus dans le jardin une manière de paysan qui me regardait avec attention. Je crus que c’était un garçon jardinier. Je pris peu garde à lui ; mais le lendemain m’étant remise à la fenêtre, je le vis au même endroit, et il me parut encore fort attaché à me considérer. Cela me frappa. Je l’envisageai à mon tour ; et, après l’avoir observé quelque temps, il me sembla reconnaître les traits du malheureux don Alvar. Cette ressemblance excita dans tous mes sens un trouble inconcevable : je poussai un grand cri. J’étais alors, par bonheur, seule avec Inès, celle de mes femmes qui avait le plus de part à ma confiance. Je lui dis le soupçon qui agitait mes esprits. Elle ne fit qu’en rire, et elle s’imagina qu’une légère ressemblance avait trompé mes yeux. Rassurez-vous, madame, me dit-elle, et ne pensez pas que vous ayez vu votre premier époux. Quelle apparence y a-t-il qu’il soit ici sous une forme de paysan ? est-il même croyable qu’il vive encore ? Je vais, ajouta-t-elle, pour vous mettre l’esprit en repos, descendre au jardin et