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constance, et même qu’il enviait le sort de mon mari, quelque déplorable qu’il fût d’ailleurs. En un mot, il fut frappé de ma vue, et il n’eut pas besoin de me voir une seconde fois pour former la résolution de m’épouser.

Il choisit l’entremise de ma parente pour me faire agréer son dessein. Elle me vint trouver, et me représenta que mon époux ayant achevé son destin dans le royaume de Fez, comme on nous l’avait rapporté, il n’était pas raisonnable d’ensevelir plus longtemps mes charmes ; que j’avais assez pleuré un homme avec qui je n’avais été unie que quelques moments, et que je devais profiter de l’occasion qui se présentait ; que je serais la plus heureuse femme du monde. Là-dessus elle me vanta la noblesse du vieux marquis, ses grands biens et son bon caractère ; mais elle eut beau s’étendre avec éloquence sur tous les avantages qu’il possédait, elle ne put me persuader. Ce n’est pas que je doutasse de la mort de don Alvar, ni que la crainte de le revoir tout à coup, lorsque j’y penserais le moins, m’arrêtât. Le peu de penchant, ou plutôt la répugnance que je me sentais pour un second mariage, après tous les malheurs du premier, faisait le seul obstacle que ma parente eût à lever. Aussi ne se rebuta-t-elle point : au contraire, son zèle pour don Ambrosio en redoubla. Elle engagea toute ma famille dans les intérêts de ce vieux seigneur. Mes parents commencèrent à me presser d’accepter un parti si avantageux ; j’en étais à tout moment obsédée, importunée, tourmentée. Il est vrai que ma misère, qui devenait de jour en jour plus grande, ne contribua pas peu à laisser vaincre ma résistance ; il ne fallait pas moins que l’affreuse nécessité où j’étais pour m’y déterminer.

Je ne pus donc m’en défendre ; je cédai à leurs pressantes instances, et j’épousai le marquis de la Guardia, qui, dès le lendemain de mes noces, m’emmena dans un très beau château qu’il a auprès de Burgos,