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Nous passâmes dans le salon, où un des voleurs qui avait été chirurgien, visita les blessures du lieutenant et du cavalier, et les frotta de baume. L’opération faite, on voulut voir ce qu’il y avait dans les malles. Les unes se trouvèrent remplies de dentelles et de linge, les autres d’habits : mais la dernière qu’on ouvrit renfermait quelques sacs pleins de pistoles, ce qui réjouit infiniment messieurs les intéressés. Après cet examen, la cuisinière dressa le buffet, mit le couvert et servit. Nous nous entretînmes d’abord de la grande victoire que nous avions remportée. Sur quoi Rolando m’adressant la parole : Avoue, Gil Blas, me dit-il, avoue, mon enfant, que tu as eu grand’peur. Je répondis que j’en demeurais d’accord de bonne foi ; mais que je me battrais comme un paladin quand j’aurais fait seulement deux ou trois campagnes. Là-dessus toute la compagnie prit mon parti, en disant qu’on devait me le pardonner ; que l’action avait été vive ; et que, pour un jeune homme qui n’avait jamais vu le feu, je ne m’étais point mal tiré d’affaire.

La conversation tomba ensuite sur les mules et les chevaux que nous venions d’amener au souterrain. Il fut arrêté que, le lendemain, avant le jour, nous partirions tous pour les aller vendre à Mansilla, où probablement on n’aurait point encore entendu parler de notre expédition. Ayant pris cette résolution, nous achevâmes de souper ; puis nous retournâmes à la cuisine pour voir la dame, que nous trouvâmes dans la même situation ; nous crûmes qu’elle ne passerait pas la nuit. Néanmoins, quoiqu’elle parût à peine jouir d’un reste de vie, quelques voleurs ne laissèrent pas de jeter sur elle un œil profane, et de témoigner une brutale envie, qu’ils auraient satisfaite, si Rolando ne les en eût empêchés, en leur représentant qu’ils devaient du moins attendre que la dame fût sortie de cet accablement de tristesse qui lui ôtait tout sentiment. Le respect qu’ils avaient pour leur capitaine retint leur incontinence ;