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ici. Vous êtes jeune, et vous paraissez facile ; vous vous seriez bientôt perdu dans le monde. Vous y auriez rencontré des libertins qui vous auraient engagé dans toutes sortes de débauches, au lieu que votre innocence se trouve ici dans un port assuré. La dame Léonarde a raison, dit gravement à son tour le vieux nègre, et l’on peut ajouter à cela qu’il n’y a dans le monde que des peines. Rendez grâces au ciel, mon ami, d’être tout d’un coup délivré des périls, des embarras et des afflictions de la vie.

J’essuyai tranquillement ce discours, parce qu’il ne m’eût servi de rien de m’en fâcher. Je ne doute pas même, si je me fusse mis en colère, que je ne leur eusse apprêté à rire à mes dépens. Enfin Domingo, après avoir bien bu et bien mangé, se retira dans son écurie. Léonarde prit aussitôt une lampe, et me conduisit dans un caveau qui servait de cimetière aux voleurs qui mouraient de leur mort naturelle, et où je vis un grabat qui avait plus l’air d’un tombeau que d’un lit. Voilà votre chambre, mon petit poulet, me dit-elle en me passant doucement la main sous le menton : le garçon dont vous avez le bonheur d’occuper la place y a couché tant qu’il a vécu parmi nous, et il y repose encore après sa mort. Il s’est laissé mourir à la fleur de son âge ; ne soyez pas assez simple pour suivre son exemple. En achevant ces paroles, elle me donna la lampe et retourna dans sa cuisine. Je posai la lampe à terre, et me jetai sur le grabat, moins pour prendre du repos que pour me livrer tout entier à mes réflexions. Ô ciel ! dis-je, est-il une destinée aussi affreuse que la mienne ? On veut que je renonce à la vue du soleil ; et comme si ce n’était pas assez d’être enterré tout vif à dix-huit ans, il faut encore que je sois réduit à servir des voleurs, à passer le jour avec des brigands, et la nuit avec des morts ! Ces pensées qui me semblaient très mortifiantes, et qui l’étaient en effet, me faisaient pleurer amèrement. Je maudis cent fois l’envie que mon oncle avait