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nes. Tu vas, mon enfant, poursuivit-il, mener ici une vie bien agréable ; car je ne te crois pas assez sot pour te faire une peine d’être avec des voleurs. Eh ! voit-on d’autres gens dans le monde ? Non, mon ami, tous les hommes aiment à s’approprier le bien d’autrui ; c’est un sentiment général, la manière seule de le faire en est différente. Les conquérants, par exemple, s’emparent des États de leurs voisins. Les personnes de qualité empruntent et ne rendent point. Les banquiers, trésoriers, agents de change, commis, et tous les marchands, tant gros que petits, ne sont pas fort scrupuleux. Pour les gens de justice, je n’en parlerai point ; on n’ignore pas ce qu’ils savent faire. Il faut pourtant avouer qu’ils sont plus humains que nous ; car souvent nous ôtons la vie aux innocents, et eux quelquefois la sauvent même aux coupables.


CHAPITRE VI

De la tentative que fit Gil Blas pour se sauver, et quel en fut le succès.


Après que le capitaine des voleurs eut fait ainsi l’apologie de sa profession, il se mit au lit ; et moi je retournai dans le salon, où je desservis et remis tout en ordre. J’allai ensuite à la cuisine, où Domingo (c’était le nom du vieux nègre) et la dame Léonarde soupaient en m’attendant. Quoique je n’eusse point d’appétit, je ne laissai pas de m’asseoir auprès d’eux. Je ne pouvais manger, et, comme je paraissais aussi triste que j’avais sujet de l’être, ces deux figures équivalentes entreprirent de me consoler ; ce qu’elles firent d’une manière plus propre à me mettre au désespoir qu’à soulager ma douleur. Pourquoi vous affligez-vous, mon fils ? me dit la vieille ; vous devez plutôt vous réjouir de vous voir