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dant l’aumône. Là je me faufilai avec des gueux qui menaient une vie assez heureuse. Ils m’apprirent à contrefaire l’aveugle, à paraître estropié, à mettre sur les jambes des ulcères postiches, etc. Le matin, comme des acteurs qui se préparent à jouer une comédie, nous nous disposions à faire nos personnages. Chacun courait à son poste ; et le soir nous réunissant tous, nous nous réjouissions pendant la nuit aux dépens de ceux qui avaient eu pitié de nous pendant le jour. Je m’ennuyai pourtant d’être avec ces misérables, et, voulant vivre avec de plus honnêtes gens, je m’associai avec des chevaliers d’industrie. Ils m’apprirent à faire de bons tours : mais il nous fallut bientôt sortir de Saragosse, parce que nous nous brouillâmes avec un homme de justice qui nous avait toujours protégés. Chacun prit son parti. Pour moi, j’entrai dans une troupe d’hommes courageux qui faisaient contribuer les voyageurs ; et je me suis si bien trouvé de leur façon de vivre, que je n’en ai pas voulu chercher d’autre depuis ce temps-là. Je sais donc, messieurs, très bon gré à mes parents de m’avoir si maltraité ; car, s’ils m’avaient élevé un peu plus doucement, je ne serais présentement sans doute qu’un malheureux boucher, au lieu que j’ai l’honneur d’être votre lieutenant.

Messieurs, dit alors un jeune voleur qui était assis entre le capitaine et le lieutenant, les histoires que nous venons d’entendre ne sont pas si composées ni si curieuses que la mienne ; je suis sûr que vous en conviendrez. Je dois le jour à une paysanne des environs de Séville. Trois semaines après qu’elle m’eut mis au monde (elle était encore jeune, propre, et bonne nourrice) on lui proposa un nourrisson. C’était un enfant de qualité, un fils unique qui venait de naître dans Séville. Ma mère accepta volontiers la proposition ; elle alla chercher l’enfant. On le lui confia ; et elle ne l’eut pas sitôt apporté dans son village, que, trouvant quelque