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après l’avoir dépouillé de ses habits, c’est-à-dire d’une simple robe que nouait par le milieu une ceinture de cuir. Nous lui coupâmes aussi la barbe pour m’en faire une postiche ; et enfin, après ses funérailles, nous prîmes possession de l’ermitage.

Nous fîmes fort mauvaise chère le premier jour ; il nous fallut vivre des provisions du défunt : mais le lendemain, avant le lever de l’aurore, Lamela se mit en campagne avec les deux mules qu’il alla vendre à Toralva, et le soir il revint chargé de vivres et d’autres choses qu’il avait achetées. Il en apporta tout ce qui était nécessaire pour nous travestir. Il se fit lui-même une robe de bure et une petite barbe rousse de crin de cheval, qu’il s’attacha si artistement aux oreilles, qu’on eût juré qu’elle était naturelle. Il n’y a point de garçon au monde plus adroit que lui. Il tressa aussi la barbe du frère Juan ; il me l’appliqua, et mon bonnet de laine brune achevait de couvrir l’artifice. On peut dire que rien ne manquait à notre déguisement. Nous nous trouvions l’un et l’autre si plaisamment équipés, que nous ne pouvions sans rire nous regarder sous ces habits, qui véritablement ne nous convenaient guère. Avec la robe du frère Juan, j’avais son rosaire et ses sandales, dont je ne me fis pas un scrupule de priver l’évêque de Cuença.

Il y avait déjà trois jours que nous étions dans l’ermitage, sans y avoir vu paraître personne ; mais le quatrième il entra dans la grotte deux paysans. Ils apportaient du pain, du fromage et des oignons au défunt, qu’ils croyaient encore vivant. Je me jetai sur notre grabat dès que je les aperçus, et il ne me fut pas difficile de les tromper. Outre qu’on ne voyait point assez pour pouvoir bien distinguer mes traits, j’imitai le mieux que je pus la voix du frère Juan, dont j’avais entendu les dernières paroles. Ils n’eurent aucun soupçon de cette supercherie. Ils parurent seulement étonnés de rencontrer là un autre ermite ; mais Lamela,