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à tout moment de mon père et de ma mère. Ils ne faisaient que rire de mes saillies ; et plus elles étaient vives, plus ils les trouvaient agréables. Cependant, je faisais toutes sortes de débauches avec des jeunes gens de mon humeur ; et comme nos parents ne nous donnaient pas assez d’argent pour continuer une vie si délicieuse, chacun dérobait chez lui ce qu’il pouvait prendre ; et, cela ne suffisant point encore, nous commençâmes à voler la nuit. Malheureusement, le corrégidor[1] apprit de nos nouvelles. Il voulut nous faire arrêter ; mais on nous avertit de son mauvais dessein. Nous eûmes recours à la fuite, et nous nous mîmes à exploiter sur les grands chemins. Depuis ce temps-là, messieurs, Dieu m’a fait la grâce de vieillir dans la profession, malgré les périls qui y sont attachés.

Le capitaine cessa de parler en cet endroit, et le lieutenant, comme de raison, prit la parole après lui. Messieurs, dit-il, une éducation tout opposée à celle du seigneur Rolando a produit le même effet. Mon père était un boucher de Tolède ; il passait, avec justice, pour le plus grand brutal de la ville, et ma mère n’avait pas un naturel plus doux. Ils me fouettaient dans mon enfance comme à l’envi l’un de l’autre ; j’en recevais tous les jours mille coups. La moindre faute que je commettais était suivie des plus rudes châtiments. J’avais beau demander grâce les larmes aux yeux et protester que je me repentais de ce que j’avais fait, on ne me pardonnait rien. Quand mon père me battait, ma mère, comme s’il ne s’en fût pas bien acquitté, se mettait de la partie, au lieu d’intercéder pour moi. Ces traitements m’inspirèrent tant d’aversion pour la maison paternelle, que je la quittai avant que j’eusse atteint ma quatorzième année. Je pris le chemin d’Aragon et me rendis à Saragosse en deman-

  1. Corrégidor, correcteur. Nom du premier officer de justice dans les villes et les provinces d’Espagne.