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ministre me donna de ne me point exposer au ressentiment du prince, je me proposais de disparaître au plus tôt.

J’arrivai à Barcelone, continua-t-il, avec le reste des richesses que j’avais apportées d’Alger, et dont j’avais dissipé la meilleure partie à Florence en faisant le gentilhomme espagnol. Je ne demeurai pas longtemps en Catalogne. Je mourais d’envie de revoir Madrid, le lieu charmant de ma naissance, et je satisfis le plus tôt qu’il me fut possible le désir qui me pressait. En arrivant dans cette ville, j’allai loger par hasard dans un hôtel garni où demeurait une dame qu’on appelait Camille. Quoiqu’elle fût hors de minorité, c’était une créature fort piquante : j’en atteste le seigneur Gil Blas qui l’a vue à Valladolid presque dans le même temps. Elle avait encore plus d’esprit que de beauté, et jamais aventurière n’a eu plus de talent pour amorcer les dupes. Mais elle ne ressemblait point à ces coquettes qui mettent à profit la reconnaissance de leurs amants. Venait-elle de dépouiller un homme d’affaires, elle en partageait les dépouilles avec le premier chevalier de tripot qu’elle trouvait à son gré.

Nous nous aimâmes l’un l’autre dès que nous nous vîmes, et la conformité de nos inclinations nous lia si étroitement, que nous fûmes bientôt en communauté de biens. Nous n’en avions pas, à la vérité, de considérables, et nous les mangeâmes en peu de temps. Nous ne songions, par malheur, tous deux qu’à nous plaire, sans faire le moindre usage des dispositions que nous avions à vivre aux dépens d’autrui. La misère enfin réveilla nos génies, que le plaisir avait engourdis. Mon cher Raphaël, me dit Camille, faisons diversion, mon ami ; cessons de garder une fidélité qui nous ruine. Vous pouvez entêter une riche veuve, je puis charmer quelque vieux seigneur : si nous continuons à nous être fidèles, voilà deux fortunes manquées ! Belle Camille, lui répondis-je, vous me prévenez ; j’allais vous faire la même proposition. J’y consens, ma reine. Oui, pour