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ment les actions les plus indécentes ; ils me pardonnaient tout : ils m’adoraient. Cependant, j’entrais dans ma douzième année, et je n’avais point encore eu de maître. On m’en donna un : mais il reçut en même temps des ordres précis de m’enseigner sans en venir aux voies de fait ; on lui permit seulement de me menacer quelquefois pour m’inspirer un peu de crainte. Cette permission ne fut pas fort salutaire ; car, ou je me moquais des menaces de mon précepteur, ou bien, les larmes aux yeux, j’allais m’en plaindre à ma mère ou à mon aïeul, et je leur disais qu’il m’avait maltraité. Le pauvre diable avait beau venir me démentir, il passait pour un brutal, et l’on me croyait toujours plutôt que lui. Il arriva même un jour que je m’égratignai moi-même, puis je me mis à crier comme si l’on m’eût écorché. Ma mère accourut et chassa le maître sur-le-champ, quoiqu’il protestât et prît le ciel à témoin qu’il ne m’avait pas touché.

Je me défis ainsi de tous mes précepteurs, jusqu’à ce qu’il vînt s’en présenter un tel qu’il me le fallait. C’était un bachelier d’Alcala. L’excellent maître pour un enfant de famille ! Il aimait les femmes, le jeu et le cabaret : je ne pouvais être en meilleures mains. Il s’attacha d’abord à gagner mon esprit par la douceur : il réussit, et, par là, se fit aimer de mes parents, qui m’abandonnèrent à sa conduite. Ils n’eurent pas sujet de s’en repentir ; il me perfectionna de bonne heure dans la science du monde. À force de me mener avec lui dans tous les lieux qu’il aimait, il m’en inspira si bien le goût, qu’au latin près je devins un garçon universel. Dès qu’il vit que je n’avais plus besoin de ses préceptes, il alla les offrir ailleurs.

Si dans mon enfance j’avais vécu au logis fort librement, ce fut bien autre chose quand je commençai à devenir maître de mes actions. Je me moquais