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mourrait de douleur, s’il savait la confidence que je vous fais en ce moment. Je cache donc mes démarches, et j’ai résolu de me servir de vous pour exprimer à Lucrèce tous les maux que me fait souffrir la contrainte que je m’impose. Vous serez l’interprète de mes sentiments. Je ne doute point que vous ne vous acquittiez à merveille de cette commission. Liez commerce avec Mascarini ; attachez-vous à gagner son amitié. Introduisez-vous chez lui, et vous ménagez la liberté de parler à sa femme. Voilà ce que j’attends de vous, et ce que je suis assuré que vous ferez avec toute l’adresse et la discrétion que demande un emploi si délicat.

Je promis au grand-duc de faire tout mon possible pour répondre à sa confiance et contribuer au bonheur de ses feux. Je lui tins bientôt parole. Je n’épargnai rien pour plaire à Mascarini, et j’en vins à bout sans peine. Charmé de voir son amitié recherchée par un homme aimé du prince, il fit la moitié du chemin. Sa maison me fut ouverte, j’eus un libre accès auprès de son épouse ; et j’ose dire que je me composai si bien, qu’il n’eut pas le moindre soupçon de la négociation dont j’étais chargé. Il est vrai qu’il était peu jaloux pour un Italien ; il se reposait sur la vertu de Lucrèce ; et, s’enfermant dans son cabinet, il me laissait souvent seul avec elle. Je fis d’abord les choses rondement. J’entretins la dame de l’amour du grand-duc, et lui dis que je ne venais chez elle que pour lui parler de ce prince. Elle ne me parut pas éprise de lui, je m’aperçus néanmoins que la vanité l’empêchait de rejeter ses soupirs. Elle prenait plaisir à les entendre sans vouloir y répondre. Elle avait de la sagesse, mais elle était femme ; et je remarquais que sa vertu cédait insensiblement à l’image superbe de voir un souverain dans ses fers. Enfin, le prince pouvait justement se flatter que, sans employer la violence de Tarquin, il verrait Lucrèce rendue à son amour. Un incident toutefois,