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j’avais apporté d’Alger de quoi soutenir dignement ma noblesse, je parus à la cour avec éclat. Les cavaliers à qui le vieil Azarini avait écrit en ma faveur y publièrent que j’étais une personne de qualité : si bien que leur témoignage et les airs que je me donnais me firent passer sans peine pour un homme d’importance. Je me faufilai bientôt avec les principaux seigneurs, qui me présentèrent au grand-duc. J’eus le bonheur de lui plaire. Je m’attachai à faire ma cour à ce prince et à l’étudier. J’écoutais attentivement ce que les plus vieux courtisans lui disaient, et par leurs discours je démêlai ses inclinations. Je remarquai, entre autres choses, qu’il aimait les plaisanteries, les bons contes et les bons mots. Je me réglai là-dessus. J’écrivais tous les matins, sur mes tablettes, les histoires que je voulais lui conter dans la journée. J’en savais une grande quantité ; j’en avais, pour ainsi dire, un sac tout plein. J’eus beau toutefois les ménager, mon sac se vida peu à peu, de sorte que j’aurais été obligé de me répéter, ou de faire voir que j’étais au bout de mes apophtegmes, si mon génie fertile en fictions ne m’en eût pas abondamment fourni ; mais je composai des contes galants et comiques qui divertirent fort le grand-duc ; et, ce qui arrive souvent aux beaux esprits de profession, je mettais le matin sur mon agenda des bons mots que je donnais l’après-dînée pour des impromptus.

Je m’érigeai même en poète, et je consacrai ma muse aux louanges du prince. Je demeure d’accord de bonne foi que mes vers n’étaient pas bons ; aussi ne furent-ils pas critiqués : mais, quand ils auraient été meilleurs, je doute qu’ils eussent été mieux reçus du grand-duc. Il en paraissait très content. La matière peut-être l’empêchait de les trouver mauvais. Quoi qu’il en soit, ce prince prit insensiblement tant de goût pour moi, que cela donna de l’ombrage aux courtisans. Ils voulurent découvrir qui j’étais. Ils n’y réussirent point. Ils apprirent seulement que j’avais été renégat. Ils ne man-