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point faire l’amour. Je me suis toujours tellement appliqué à ma profession, que cela m’a fait négliger d’apprendre les us et coutumes de la galanterie. Je n’ignore pourtant pas l’essentiel ; et, pour venir au fait, je vous dirai que, si vous voulez m’épouser, nous brûlerons toute la procédure ; j’écarterai les créanciers qui se sont joints à moi pour faire vendre votre terre. Vous en aurez le revenu, et votre fille la propriété. L’intérêt de Béatrix et le mien ne me permirent pas de balancer ; j’acceptai la proposition. Le procureur tint sa promesse ; il tourna ses armes contre les autres créanciers, et m’assura la possession de mon château. C’était peut-être la première fois de sa vie qu’il eût bien servi la veuve et l’orphelin.

Je devins donc procureuse, sans toutefois cesser d’être dame de paroisse. Mais ce nouveau mariage me perdit dans l’esprit de la noblesse de Valence. Les femmes de qualité me regardèrent comme une personne qui avait dérogé, et ne voulurent plus me voir. Il fallut m’en tenir au commerce des bourgeoises ; ce qui ne laissa pas d’abord de me faire un peu de peine, parce que j’étais accoutumée depuis six ans à ne fréquenter que des dames de distinction. Je m’en consolai pourtant bientôt. Je fis connaissance avec une greffière et deux procureuses dont les caractères étaient fort plaisants. Il y avait dans leurs manières un ridicule qui me réjouissait. Ces petites demoiselles se croyaient des femmes hors du commun. Hélas ! disais-je quelquefois en moi-même, quand je les voyais s’oublier, voilà le monde ! chacun s’imagine être au-dessus de son voisin. Je pensais qu’il n’y avait que les comédiennes qui se méconnussent ; les bourgeoises, à ce que je vois, ne sont pas plus raisonnables. Je voudrais, pour les punir qu’on les obligeât à garder dans leurs maisons les portraits de leurs aïeux. Mort de ma vie ! elles ne les placeraient pas dans l’endroit le plus éclairé.

Après quatre années de mariage, le seigneur Bernard