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Faisons-nous cette confidence pour nous divertir. Le lieutenant et les autres, comme s’ils avaient eu quelque chose de beau à raconter, acceptèrent avec de grandes démonstrations de joie la proposition du capitaine, qui parla le premier dans ces termes :

Messieurs, vous saurez que je suis fils unique d’un riche bourgeois de Madrid. Le jour de ma naissance fut célébré dans la famille par des réjouissances infinies. Mon père, qui était déjà vieux, sentit une joie extrême de se voir un héritier, et ma mère entreprit de me nourrir de son propre lait. Mon aïeul maternel vivait encore en ce temps-là : c’était un bon vieillard qui ne se mêlait plus de rien que de dire son rosaire et de raconter ses exploits guerriers ; car il avait longtemps porté les armes, et souvent il se vantait d’avoir vu le feu. Je devins insensiblement l’idole de ces trois personnes ; j’étais sans cesse dans leurs bras. De peur que l’étude ne me fatiguât dans mes premières années, on me les laissa passer dans les amusements les plus puérils. Il ne faut pas, disait mon père, que les enfants s’appliquent sérieusement, que le temps n’ait un peu mûri leur esprit. En attendant cette maturité, je n’apprenais ni à lire ni à écrire ; mais je ne perdais pas pour cela mon temps : mon père m’enseignait mille sortes de jeux. Je connaissais parfaitement les cartes, je savais jouer aux dés, et mon grand-père m’apprenait des romances sur les expéditions militaires où il s’était trouvé. Il me chantait tous les jours les mêmes couplets ; et, lorsque, après avoir répété pendant trois mois dix ou douze vers, je venais à les réciter sans faute, mes parents admiraient ma mémoire. Ils ne paraissaient pas moins contents de mon esprit, quand, profitant de la liberté que j’avais de tout dire j’interrompais leur entretien pour parler à tort et à travers. Ah ! qu’il est joli ! s’écriait mon père, en me regardant avec des yeux charmés. Ma mère m’accablait aussitôt de caresses, et mon grand-père en pleurait de joie. Je faisais aussi devant eux impuné-