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affront. Pour surcroît de chagrin, les comédiens et les comédiennes apprirent cette aventure dès le soir même. On dirait qu’il y a chez ces gens-là un démon qui se plaît à rapporter aux uns tout ce qui arrive aux autres. Un comédien, par exemple, a-t-il fait dans une débauche quelque action extravagante ; une comédienne vient-elle de passer bail avec un riche galant, la troupe en est aussitôt informée. Tous mes camarades surent donc ce qui s’était passé au concert, et Dieu sait s’ils se réjouirent bien à mes dépens. Il règne parmi eux un esprit de charité qui se manifeste dans ces sortes d’occasions. Je me mis pourtant au-dessus de leurs caquets, et je me consolai de la perte du duc de Medina Celi ; car je ne le revis plus chez moi, et j’appris même peu de jours après qu’une chanteuse en avait fait la conquête.

Lorsqu’une dame de théâtre a le bonheur d’être en vogue, les amants ne sauraient lui manquer ; et l’amour d’un grand seigneur, ne durât-il que trois jours, lui donne un nouveau prix. Je me vis obsédée d’adorateurs, sitôt qu’il fut notoire à Madrid que le duc avait cessé de me voir. Les rivaux que je lui avais sacrifiés, plus épris de mes charmes qu’auparavant, revinrent en foule sur les rangs ; je reçus l’hommage de mille autres cœurs. Je n’avais jamais été tant à la mode. De tous les hommes qui briguaient mes bonnes grâces, un gros Allemand, gentilhomme du duc d’Ossune, me parut un des plus empressés. Ce n’était pas une figure fort aimable ; mais il s’attira mon attention par un millier de pistoles qu’il avait amassées au service de son maître, et qu’il prodigua pour mériter d’être sur la liste de mes amants fortunés. Ce bon sujet se nommait Brutandorf. Tant qu’il fit de la dépense, je le reçus favorablement ; dès qu’il fut ruiné, il trouva ma porte fermée. Mon procédé lui déplut. Il vint me chercher à la comédie pendant le spectacle. J’étais derrière le théâtre. Il voulut me faire des reproches ; je lui ris au nez. Il se mit en colère, et me donna un soufflet en franc Alle-