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avoir. Je le lui accordai dans l’espérance qu’il me le payerait bien. Il n’y manqua pas. Dès le lendemain, je reçus de lui des présents, qui furent suivis de plusieurs autres qu’il me fit dans la suite. Je craignais de ne pouvoir retenir longtemps dans mes chaînes un homme d’un si haut rang ; et j’appréhendais cela d’autant plus, que je n’ignorais pas qu’il était échappé à des beautés fameuses, dont il avait aussitôt rompu que porté les fers. Cependant, loin de prendre de jour en jour moins de goût à mes complaisances, il semblait plutôt y trouver un plaisir nouveau. Enfin, j’avais l’art de l’amuser, et d’empêcher son cœur, naturellement volage, de se laisser aller à son penchant.

Il y avait déjà trois mois qu’il m’aimait, et j’avais lieu de me flatter que son amour serait de longue durée, lorsqu’une femme de mes amies et moi nous nous rendîmes à une assemblée où il était avec la duchesse son épouse. Nous y allions pour entendre un concert de voix et d’instruments qu’on y faisait. Nous nous plaçâmes par hasard assez près de la duchesse, qui s’avisa de trouver mauvais que j’osasse paraître dans un lieu où elle était. Elle m’envoya dire par une de ses femmes, qu’elle me priait de sortir promptement. Je fis une réponse brutale à la messagère. La duchesse irritée s’en plaignit à son époux, qui vint à moi lui-même et me dit : Sortez, Lucinde : quand de grands seigneurs s’attachent à de petites créatures comme vous, elles ne doivent pas pour cela s’oublier : si nous vous aimons plus que nos femmes, nous honorons nos femmes plus que vous ; et toutes les fois que vous serez assez insolentes pour vouloir vous mettre en comparaison avec elles, vous aurez toujours la honte d’être traitées avec indignité.

Heureusement le duc me tint ce cruel discours d’un ton de voix si bas, qu’il ne fut point entendu des personnes qui étaient autour de nous. Je me retirai toute honteuse, et je pleurai de dépit d’avoir essuyé cet