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rer en vous le déplaisir de me voir dans la situation où je suis. Vous vous attendiez à n’éprouver dans Alger qu’une captivité rigoureuse, et vous trouvez dans votre patron un fils tendre, respectueux, et assez riche pour vous faire vivre ici dans l’abondance, jusqu’à ce que nous saisissions l’occasion de retourner sûrement en Espagne. Demeurez d’accord de la vérité du proverbe qui dit qu’à quelque chose malheur est bon,

Mon fils, me dit Lucinde, puisque vous avez dessein de repasser un jour dans votre pays et d’y abjurer le mahométisme, je suis toute consolée. Grâce au ciel, continua-t-elle, je pourrai ramener saine et sauve en Castille votre sœur Béatrix ! Oui, madame, m’écriai-je, vous le pourrez. Nous irons tous trois, le plus tôt qu’il nous sera possible, rejoindre le reste de notre famille car vous avez apparemment encore en Espagne d’autres marques de votre fécondité ? Non, dit ma mère, je n’ai que vous deux d’enfants, et vous saurez que Béatrix est le fruit d’un mariage des plus légitimes. Et pourquoi, repris-je, avez-vous donné à ma petite sœur cet avantage-là sur moi ? Comment avez-vous pu vous résoudre à vous marier ? Je vous ai cent fois entendu dire, dans mon enfance, que vous ne pardonniez point à une jolie femme de prendre un mari. D’autres temps, d’autres soins, mon fils, repartit-elle ; les hommes les plus fermes dans leurs résolutions sont sujets à changer, et vous voulez qu’une femme soit inébranlable dans les siennes ! Je vais, poursuivit-elle, vous conter mon histoire, depuis votre sortie de Madrid. Alors elle me fit le récit suivant, que je n’oublierai jamais. Je ne veux pas vous priver d’une narration si curieuse.

Il y a, dit ma mère, s’il vous en souvient, près de treize ans que vous quittâtes le jeune Leganez. Dans ce temps-là le duc de Medina Celi me dit qu’il voulait un soir souper en particulier avec moi. Il me marqua le jour. J’attendis ce seigneur : il vint, et je lui plus. Il me demanda le sacrifice de tous les rivaux qu’il pouvait