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l’émotion que vous pouvez penser, les traits, les propres traits de Lucinde. Juste ciel ! dis-je en moi-même, c’est ma mère, je n’en saurais douter. Pour elle, soit qu’un vif ressentiment de ses malheurs ne lui fît voir que des ennemis dans les objets qui l’environnaient, soit que mon habit me déguisât, ou bien que je fusse changé depuis douze années que je ne l’avais vue, elle ne me remit point. Après l’avoir aussi achetée, je la menai avec sa fille à ma maison.

Là, je voulus leur donner le plaisir d’apprendre qui j’étais. Madame, dis-je à Lucinde, est-il possible que mon visage ne vous frappe point ? Ma moustache et mon turban vous font-ils méconnaître Raphaël votre fils ? Ma mère tressaillit à ces paroles, me considéra, me reconnut, et nous nous embrassâmes tendrement. J’embrassai ensuite sa fille, qui ne savait peut-être pas plus qu’elle eût un frère, que je savais que j’avais une sœur. Avouez, dis-je à ma mère, que dans toutes vos pièces de théâtre vous n’avez pas une reconnaissance aussi parfaite que celle-ci. Mon fils, me répondit-elle en soupirant, j’ai d’abord eu de la joie de vous revoir ; mais ma joie se convertit en douleur. Dans quel état, hélas ! vous retrouvé-je ! Mon esclavage me fait mille fois moins de peine que l’habillement odieux… Ah ! parbleu, madame, interrompis-je en riant, j’admire votre délicatesse : j’aime cela dans une comédienne, Eh, bon Dieu ! ma mère, vous êtes donc bien changée, si ma métamorphose vous blesse si fort la vue. Au lieu de vous révolter contre mon turban, regardez-moi plutôt comme un acteur qui représente sur la scène un rôle de Turc. Quoique renégat, je ne suis pas plus musulman que je l’étais en Espagne ; et dans le fond je me sens toujours attaché à ma religion. Quand vous saurez toutes les aventures qui me sont arrivées en ce pays-ci, vous m’excuserez. L’amour a fait mon crime : je sacrifie à ce dieu. Je tiens un peu de vous, je vous en avertis. Une autre raison encore, ajoutai-je, doit modé-