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renégats, qui font plus souffrir de maux aux esclaves chrétiens que les Turcs mêmes : tous mes captifs attendaient assez patiemment qu’on les rachetât. Je les traitais, à la vérité, si doucement, que quelquefois ils me disaient qu’ils appréhendaient plus de changer de patron qu’ils ne soupiraient après la liberté, quelques charmes qu’elle ait pour les personnes qui sont dans l’esclavage.

Un jour, les vaisseaux du pacha revinrent avec des prises considérables. Ils amenaient plus de cent esclaves de l’un et de l’autre sexe, qu’ils avaient enlevés sur les côtes d’Espagne. Soliman n’en garda qu’un très petit nombre, et tout le reste fut vendu. J’arrivai dans la place où la vente s’en faisait, et j’achetai une fille espagnole de dix à douze ans. Elle pleurait à chaudes larmes et se désespérait. J’étais surpris de la voir, à son âge, si sensible à sa captivité. Je lui dis en castillan de modérer son affliction, et je l’assurai qu’elle était tombée entre les mains d’un maître qui ne manquait pas d’humanité, quoiqu’il eût un turban. La petite personne, toujours occupée du sujet de sa douleur, ne m’écoutait pas : elle ne faisait que gémir, que se plaindre du sort, et de temps en temps elle s’écriait d’un air attendri : Ô ma mère ! pourquoi sommes-nous séparées ? Je prendrais patience, si nous étions toutes deux ensemble. En prononçant ces mots, elle tournait sa vue vers une femme de quarante-cinq à cinquante ans, que l’on voyait à quelques pas d’elle, et qui, les yeux baissés, attendait dans un morne silence que quelqu’un l’achetât. Je demandai à la jeune fille si la personne qu’elle regardait était sa mère. Hélas ! oui, seigneur, me répondit-elle ; au nom de Dieu, faites que je ne la quitte point ! Eh bien ! mon enfant, lui dis-je, si, pour vous consoler, il ne faut que vous réunir l’une et l’autre, vous serez bientôt satisfaite. En même temps je m’approchai de la mère pour la marchander ; mais je ne l’eus pas sitôt envisagée, que je reconnus, avec toute