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de se plaindre de moi, et je ne pouvais comprendre pourquoi ce traître m’avait joué ce tour-là. La chose, néanmoins, méritait quelque attention. Je connaissais le cadi pour un homme sévère en apparence, mais au fond peu scrupuleux, et de plus avare. Je mis deux cents sultanins d’or dans ma bourse, et j’allai trouver ce juge. Il me fit entrer dans son cabinet, et me dit d’un air rébarbatif : Vous êtes un impie, un sacrilège, un homme abominable. Vous avez enterré un chien comme un musulman ! quelle profanation ! Est-ce donc ainsi que vous respectez nos cérémonies les plus saintes ? et ne vous êtes-vous fait mahométan que pour vous moquer de nos pratiques de dévotion ? Monsieur le cadi, lui répondis-je, l’Arabe qui vous a fait un si mauvais rapport, ce faux ami, est complice de mon crime, si c’en est un d’accorder les honneurs de la sépulture à un fidèle domestique, à un animal qui possédait mille bonnes qualités. Il aimait tant les personnes de mérite et de distinction, qu’en mourant même il a voulu leur donner des marques de son amitié. Il leur laisse tous ses biens par un testament qu’il a fait, et dont je suis l’exécuteur. Il lègue à l’un vingt écus, trente à l’autre ; et il ne vous a point oublié, monseigneur, poursuivis-je en tirant ma bourse : voilà deux cents sultanins d’or qu’il m’a chargé de vous remettre. Le cadi, à ce discours, perdit sa gravité ; il ne put s’empêcher de rire, et, comme nous étions seuls, il prit sans façon la bourse, et me dit en me renvoyant : Allez, seigneur Sidy Hally, vous avez fort bien fait d’inhumer avec pompe et honneur un chien qui avait tant de considération pour les honnêtes gens.

Je me tirai d’affaire par ce moyen ; et si cela ne me rendit pas plus sage, j’en devins du moins plus circonspect. Je ne fis plus de débauche avec l’Arabe ni même avec le Juif. Je choisis pour boire avec moi un jeune gentilhomme de Livourne, qui était mon esclave. Il s’appelait Azarini. Je ne ressemblais point aux autres