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gne ou en Italie, avec les richesses que j’aurais amassées. En attendant, je vivais fort agréablement. J’étais logé dans une belle maison, j’avais des jardins superbes, un grand nombre d’esclaves et de fort jolies femmes dans mon sérail. Quoique l’usage du vin soit défendu en ce pays-là aux mahométans, ils ne laissent pas pour la plupart d’en boire en secret. Pour moi, j’en buvais sans façon, comme font tous les renégats. Je me souviens que j’avais deux compagnons de débauche, avec qui je passais souvent la nuit à table. L’un était Juif, et l’autre Arabe. Je les croyais honnêtes gens ; et, dans cette opinion, je vivais avec eux sans contrainte. Un soir, je les invitai à souper chez moi. Il m’était mort ce jour-là un chien que j’aimais passionnément ; nous lavâmes son corps, et l’enterrâmes avec toute la cérémonie qui s’observe aux funérailles des mahométans. Ce que nous en faisions n’était pas pour tourner en ridicule la religion musulmane ; c’était seulement pour nous réjouir, et satisfaire une folle envie qui nous prit, dans la débauche, de rendre les derniers devoirs à mon chien.

Cette action pourtant me pensa perdre, comme vous l’allez voir. Le lendemain, il vint chez moi un homme qui me dit : Seigneur Sidy Hally, une affaire importante m’amène chez vous. Monsieur le cadi veut vous parler ; prenez, s’il vous plaît, la peine de venir chez lui tout à l’heure. Apprenez-moi de grâce ce qu’il me veut, lui répondis-je. Il vous l’apprendra lui-même, reprit-il ; tout ce que je puis vous dire, c’est qu’un marchand arabe qui soupa hier avec vous lui a donné avis de certaine impiété par vous commise à l’occasion d’un chien que vous avez enterré ; vous savez bien de quoi il s’agit ; c’est pour cela que je vous somme de comparaître aujourd’hui devant ce juge, faute de quoi je vous avertis qu’il sera procédé criminellement contre vous. Il sortit en achevant ces paroles, et me laissa fort étourdi de sa sommation. L’Arabe n’avait aucun sujet