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avoir égard à la conjoncture dangereuse où je me trouvais ; mais dans l’accablement où j’avais l’esprit, touché du péril où je voyais une femme que j’aimais, et tremblant encore plus pour moi-même, je demeurai interdit et confus. Je ne pus proférer une parole ; et le pacha, persuadé, par mon silence, que sa maîtresse ne disait rien qui ne fût véritable, se laissa désarmer. Madame, répondit-il, je veux croire que vous ne m’avez point offensé, et que l’envie de faire une chose agréable au prophète a pu vous engager à hasarder une action si délicate. J’excuse donc votre imprudence, pourvu que ce captif prenne tout à l’heure le turban. Aussitôt il fit venir un marabout. On me revêtit d’un habit à la turque. Je fis tout ce qu’on voulut, sans que j’eusse la force de m’en défendre ; ou, pour mieux dire, je ne savais ce que je faisais, dans le désordre où étaient mes sens. Que de chrétiens auraient été aussi lâches que moi dans cette occasion !

Après la cérémonie, je sortis du sérail pour aller, sous le nom de Sidy Hally, exercer un petit emploi que Soliman me donna. Je ne revis plus la sultane ; mais un de ses eunuques vint un jour me trouver. Il m’apporta de sa part des pierreries pour deux mille sultanins d’or, avec un billet par lequel la dame m’assurait qu’elle n’oublierait jamais la généreuse complaisance que j’avais eue de me faire mahométan pour lui sauver la vie. Véritablement, outre les présents que j’avais reçus de Farrukhnaz, j’obtins par son canal un emploi plus considérable que le premier, et je devins en moins de six à sept années un des plus riches renégats de la ville d’Alger.

Vous vous imaginez bien que, si j’assistais aux prières que les musulmans font dans leurs mosquées, et remplissais les autres devoirs de leur religion, ce n’était que par pure grimace. Je conservais une volonté déterminée de rentrer dans le sein de l’Église ; et, pour cet effet, je me proposais de me retirer un jour en Espa-