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fois plus d’argent qu’il ne m’en fallait pour ma rançon tout cela me fit former le dessein d’éprouver cette aventure, quelque danger qu’il y eût à courir. Je continuai mon travail en rêvant aux moyens d’entrer dans l’appartement de Farrukhnaz, ou plutôt en attendant qu’elle m’en ouvrît les chemins ; car je jugeais bien qu’elle n’en demeurerait point là, et qu’elle ferait plus de la moitié des frais. Je ne me trompais pas. Le même eunuque qui avait passé près de moi repassa une heure après, et me dit : Chrétien, as-tu fait tes réflexions, et auras-tu la hardiesse de me suivre ? Je répondis qu’oui. Eh bien ! reprit-il, le ciel te conserve ! tu me reverras demain dans la matinée ; tiens-toi prêt à te laisser conduire. En parlant de cette sorte, il se retira. Le jour suivant, je le vis en effet reparaître sur les huit heures du matin. Il me fit signe d’aller à lui ; je le joignis, et il me mena dans une salle où il y avait un grand rouleau de toile qu’un autre eunuque et lui venaient d’apporter là, et qu’ils devaient porter chez la sultane, pour servir à la décoration d’une pièce arabe qu’elle préparait pour le pacha.

Les deux eunuques, me voyant disposé à faire tout ce qu’on voudrait, ne perdirent point de temps ; ils déroulèrent la toile, me firent mettre dedans tout de mon long ; puis, au hasard de m’étouffer, ils la roulèrent de nouveau, et m’enveloppèrent dedans. Ensuite, la prenant chacun par un bout, ils me portèrent ainsi impunément jusque dans la chambre où couchait la belle Cachemirienne. Elle était seule avec une vieille esclave dévouée à ses volontés. Elles déroulèrent toutes deux la toile ; et Farrukhnaz, à ma vue fit éclater des transports de joie qui découvraient bien le génie des femmes de son pays. Tout hardi que j’étais naturellement, je ne pus me voir tout à coup transporté dans l’appartement secret des femmes, sans sentir un peu de frayeur. La dame s’en aperçut bien ; et, pour dissiper ma crainte : Jeune homme, me dit-elle, n’appréhende