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une Cachemirienne qui, par son esprit et par sa beauté, s’était acquis un empire absolu sur lui. Il l’aimait jusqu’à l’idolâtrie. Il la régalait tous les jours de quelque fête nouvelle, tantôt d’un concert de voix et d’instruments, et tantôt d’une comédie à la manière des Turcs ; ce qui suppose des poèmes dramatiques où la pudeur et la décence n’étaient pas plus respectées que les règles d’Aristote. La favorite, qui s’appelait Farrukhnaz, aimait passionnément ces spectacles ; elle faisait même quelquefois représenter par ses femmes des pièces arabes devant le pacha. Elle y jouait des rôles elle-même, et charmait tous les spectateurs par la grâce et la vivacité qu’il y avait dans son action. Un jour que j’étais parmi les musiciens à une de ces représentations, Soliman m’ordonna de jouer de la guitare, et de chanter tout seul dans un entr’acte. J’eus le bonheur de plaire à Soliman ; il m’applaudit non seulement par des battements de mains, mais même de vive voix : et la favorite, à ce qu’il me parut, me regarda d’un œil favorable.

Le lendemain de ce jour-là, comme j’arrosais des orangers dans les jardins, il passa près de moi un eunuque qui, sans s’arrêter ni me rien dire, jeta un billet à mes pieds. Je le ramassai avec un trouble mêlé de plaisir et de crainte. Je me couchai par terre, de peur d’être aperçu des fenêtres du sérail, et, me cachant derrière des caisses d’orangers, j’ouvris ce billet. J’y trouvai un diamant d’un assez grand prix, et ces paroles en bon castillan : Jeune chrétien, rends grâce au ciel de ta captivité. L’amour et la fortune la rendront heureuse : l’amour, si tu es sensible aux charmes d’une belle personne ; et la fortune, si tu as le courage de mépriser toutes sortes de périls.

Je ne doutai pas un moment que la lettre ne fût de la sultane favorite ; le style et le diamant me le persuadèrent. Outre que je ne suis pas naturellement timide, la vanité d’être bien avec la maîtresse d’un grand seigneur, et, plus encore, l’espérance de tirer d’elle quatre