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rafraîchir à la fontaine, et que ses gens avaient eu soin d’emporter. Il se mit à les vider avec eux et à boire à notre santé par dérision.

Pendant ce temps-là, mes camarades avaient une contenance qui rendait témoignage de ce qui se passait en eux. Ils étaient d’autant plus mortifiés de leur esclavage, qu’ils s’étaient fait une idée plus douce d’aller dans l’île de Mayorque, où ils avaient compté qu’ils mèneraient une vie délicieuse. Pour moi, j’eus la fermeté de prendre mon parti, et, moins consterné que les autres, je liai conversation avec le railleur ; j’entrai même de bonne grâce dans ses plaisanteries ; ce qui lui plut. Jeune homme, me dit-il, j’aime le caractère de ton esprit ; et dans le fond, au lieu de gémir et de soupirer, il vaut mieux s’armer de patience et s’accommoder au temps. Joue-nous un petit air, continua-t-il, en voyant que je portais une guitare : voyons ce que tu sais faire. Je lui obéis dès qu’il m’eut fait délier les bras, et je commençai à jouer de la guitare d’une manière qui m’attira ses applaudissements. Il est vrai que je jouais assez bien de cet instrument. Je chantai aussi, et l’on ne fut pas moins satisfait de ma voix. Tous les Turcs qui étaient dans le vaisseau témoignèrent par des gestes admiratifs le plaisir qu’ils avaient eu à m’entendre ; ce qui me fit juger qu’en matière de musique ils n’étaient pas sans goût. Le pirate me dit à l’oreille que je ne serais pas un esclave malheureux, et qu’avec mes talents je pouvais compter sur un emploi qui rendrait ma captivité très supportable.

Je sentis quelque joie à ces paroles ; mais, toutes flatteuses qu’elles étaient, je ne laissais pas d’avoir des inquiétudes sur l’occupation dont le corsaire me faisait fête ; j’appréhendais qu’elle ne fût pas de mon goût. Quand nous arrivâmes au port d’Alger, nous vîmes un grand nombre de personnes assemblées pour nous voir ; et nous n’avions pas encore débarqué, qu’elles poussèrent mille cris de joie. Ajoutez à cela que