Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/382

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jouant de la guitare et en nous entretenant avec gaieté, nous vîmes paraître au haut de la caverne plusieurs hommes qui avaient des moustaches épaisses, des turbans et des habits à la turque. Nous nous imaginâmes que c’était une partie de l’équipage et le commandant du fort qui s’étaient ainsi déguisés pour nous faire peur. Prévenus de cette pensée, nous nous mîmes à rire, et nous en laissâmes descendre jusqu’à dix sans songer à notre défense. Nous fûmes bientôt tristement désabusés et nous connûmes que c’était un corsaire qui venait avec ses gens nous enlever. Rendez-vous, chiens, nous cria-t-il en langue castillane, ou bien vous allez tous mourir ! En même temps les hommes qui l’accompagnaient nous couchèrent en joue avec des carabines qu’ils portaient, et nous aurions essuyé une belle décharge, si nous eussions fait la moindre résistance ; mais nous fûmes assez sages pour n’en faire aucune. Nous préférâmes l’esclavage à la mort : nous donnâmes nos épées au pirate. Il nous fit charger de chaînes et conduire à son vaisseau, qui n’était pas loin de là ; puis, mettant à la voile, il cingla pour Alger.

C’est de cette manière que nous fûmes justement punis d’avoir négligé l’avertissement de l’officier de la garnison. La première chose que fit le corsaire fut de nous fouiller et de prendre ce que nous avions d’argent. La bonne capture pour lui ! Les deux cents pistoles des bourgeois de Plazencia, les cent que Morales avait reçues de Jérôme de Moyadas, et dont par malheur j’étais chargé, tout cela me fut raflé sans miséricorde. Mes compagnons avaient aussi la bourse bien garnie ; enfin c’était un excellent coup de filet. Le pirate en paraissait tout réjoui ; et le bourreau ne se contentait pas de nous enlever nos espèces, il nous insultait par des railleries que nous sentions beaucoup moins que la nécessité de les souffrir. Après mille plaisanteries, et pour se moquer de nous d’une autre façon, il se fit apporter les bouteilles de vin que nous avions fait