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quoi il a changé de sentiment. A-t-il quelque sujet de se plaindre de moi ? Ah ! du moins qu’en perdant la douce espérance d’être son gendre, j’apprenne que je ne l’ai point perdue par ma faute. Je ne me plains pas de vous, répondit le bon vieillard ; je vous le dirai même, c’est à regret que je me vois dans la nécessité de vous manquer de parole, et je vous conjure de me le pardonner. Je suis persuadé que vous êtes trop généreux pour me savoir mauvais gré de vous préférer un rival qui m’a sauvé la vie. Vous le voyez, poursuivit-il en me montrant, c’est ce seigneur qui m’a tiré d’un grand péril, et, pour m’excuser encore mieux auprès de vous, je vous apprends que c’est un prince italien qui, malgré l’inégalité de nos conditions, veut bien épouser Florentine, dont il est devenu amoureux.

À ces dernières paroles, Pedro demeura muet et confus. Les deux marchands ouvrirent de grands yeux, et parurent fort surpris. Mais l’alguazil, accoutumé à regarder les choses du mauvais côté, soupçonna cette merveilleuse aventure d’être une fourberie où il y avait à gagner pour lui. Il m’envisagea fort attentivement ; et comme mes traits, qui lui étaient inconnus, mettaient en défaut sa bonne volonté, il examina mon camarade avec la même attention. Malheureusement pour mon altesse, il reconnut Morales, et, se ressouvenant de l’avoir vu dans les prisons de Ciudad-Réal : Ah ! ah ! s’écria-t-il, voici une de mes pratiques. Je remets ce gentilhomme, et je vous le donne pour un des plus parfaits fripons qui soient dans les royaumes et principautés d’Espagne. Allons, bride en main, monsieur l’alguazil, dit Jérôme de Moyadas ; ce garçon, dont vous nous faites un si mauvais portrait, est un domestique du prince. Fort bien, repartit l’alguazil ; je n’en veux pas davantage pour savoir à quoi m’en tenir. Je juge du maître par le valet. Je ne doute pas que ces galants ne soient deux fourbes qui s’accordent pour vous tromper. Je me connais en pareil gibier ; et, pour