Page:Lesage - Histoire de Gil Blas de Santillane, 1920, tome 1.djvu/372

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entretenir dans votre erreur et d’en profiter ; mais je sens que je ne suis pas né pour soutenir un mensonge. Il faut vous faire un aveu sincère. Je ne suis point fils de Juan Velez de la Membrilla[1]. Qu’entends-je ? interrompit le vieillard avec autant de précipitation que de surprise. Eh ! quoi, vous n’êtes pas le jeune homme à qui mon frère… De grâce, seigneur, interrompis-je aussi, puisque j’ai commencé un récit fidèle et sincère, daignez m’écouter jusqu’au bout. Il y a huit jours que j’aime votre fille, et que l’amour m’arrête à Merida. Hier, après vous avoir secouru, je me préparais à vous la demander en mariage ; mais vous me fermâtes la bouche, en m’apprenant que vous la destiniez à un autre. Vous me dites que votre frère en mourant, vous conjura de la donner à Pedro de la Membrilla, que vous le lui promîtes, et qu’enfin vous étiez esclave de votre parole. Ce discours, je l’avoue, m’accabla ; et mon amour, réduit au désespoir, m’inspira le stratagème dont je me suis servi. Je vous dirai pourtant que je me le suis secrètement reproché ; mais j’ai cru que vous me le pardonneriez quand je vous le découvrirais, et quand vous sauriez que je suis un prince italien qui voyage incognito. Mon père est souverain de certaines vallées qui sont entre les Suisses, le Milanez et la Savoie. Je m’imaginais même que vous seriez agréablement surpris lorsque je vous révélerais ma naissance, et je me faisais un plaisir d’époux délicat et charmé, de la déclarer à Florentine après l’avoir épousée. Le ciel, poursuivis-je en changeant de ton, n’a pas voulu permettre que j’eusse tant de joie. Pedro de la Membrilla paraît ; il faut lui restituer son nom, quelque chose qu’il m’en coûte à le lui rendre. Votre promesse vous engage à le choisir pour votre gendre ; je ne puis qu’en gémir ; je ne puis m’en plaindre ; vous devez me le préférer sans avoir égard à mon rang, sans avoir pitié de la situation

  1. C’est ici que commence une nouvelle fourberie, dont il n’y a point trace dans Crispin rival de son Maître.