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des gueux. En même temps il prit un flambeau et m’ordonna de le suivre.

Il me mena dans une cave, où je vis une infinité de bouteilles et de pots de terre bien bouchés, qui étaient pleins, disait-il, d’un vin excellent. Ensuite il me fit traverser plusieurs chambres. Dans les unes, il y avait des pièces de toile ; dans les autres, des étoffes de laine et de soie. J’aperçus dans une autre de l’or et de l’argent, sans compter beaucoup de vaisselle à diverses armoiries. Après cela, je le suivis dans un grand salon que trois lustres de cuivre éclairaient, et qui servait de communication à d’autres chambres. Il me fit là de nouvelles questions. Il me demanda comment je me nommais, pourquoi j’étais sorti d’Oviédo ; et lorsque j’eus satisfait sa curiosité : Eh bien ! Gil Blas, me dit-il, puisque tu n’as quitté ta patrie que pour chercher quelque bon poste, il faut que tu sois né coiffé, pour être tombé entre nos mains. Je te l’ai déjà dit, tu vivras ici dans l’abondance, et rouleras sur l’or et sur l’argent. D’ailleurs, tu y seras en sûreté. Tel est ce souterrain, que les officiers de la sainte Hermandad[1] viendraient cent fois dans cette forêt sans le découvrir. L’entrée n’en est connue que de moi seul et de mes camarades. Peut-être me demanderas-tu comment nous l’avons pu faire sans que les habitants des environs s’en soient aperçus ; mais apprends, mon ami, que ce n’est point notre ouvrage, et qu’il est fait depuis longtemps. Après que les Maures se fussent rendus maîtres de Grenade, de l’Aragon et de presque toute l’Espagne, les chrétiens qui ne voulurent point subir le joug des infidèles prirent la fuite, et vinrent se cacher dans ce pays-ci, dans la Biscaye, et dans les Asturies, où le vaillant don Pélage s’était retiré. Fugitifs et dispersés par pelotons, ils vivaient dans les montagnes ou dans

  1. Hermandad. confrérie. La sainte Hermandad, troupe établie en Espagne contre les voleurs de grands chemins et les autres malfaiteurs. C’était une maréchaussée, plus particulièrement affectée à l’Inquisition.