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connaissait, les moindres domestiques, jusqu’aux marmitons, me reprochaient ma naissance. Cela me déplut à un point, que je m’enfuis un jour, après avoir trouvé moyen de me saisir de tout ce que le précepteur avait d’argent comptant, ce qui pouvait bien aller à cent cinquante ducats. Telle fut la vengeance que je tirai des coups de fouet qu’il m’avait donnés si injustement ; et je crois que je n’en pouvais prendre une plus affligeante pour lui. Je fis ce tour de main avec beaucoup de subtilité, quoique ce fût mon coup d’essai ; et j’eus l’adresse de me dérober aux perquisitions qu’on fit de moi pendant deux jours. Je sortis de Madrid et me rendis à Tolède sans voir personne à mes trousses.

J’entrais alors dans ma quinzième année. Quel plaisir, à cet âge, d’être indépendant et maître de ses volontés ! J’eus bientôt fait connaissance avec des jeunes gens qui me dégourdirent, et m’aidèrent à manger mes ducats. Je m’associai ensuite avec des chevaliers d’industrie, qui cultivèrent si bien mes heureuses dispositions, que je devins en peu de temps un des plus forts de l’ordre. Au bout de cinq années, l’envie de voyager me prit : je quittai mes confrères, et, voulant commencer mes voyages par l’Estramadure, je gagnai Alcantara ; mais, avant que d’y arriver, je trouvai une occasion d’exercer mes talents, et je ne la laissai point échapper. Comme j’étais à pied, et, de plus, chargé d’un havre-sac assez pesant, je m’arrêtais de temps en temps pour me reposer sous les arbres qui m’offraient leur ombrage à quelques pas du grand chemin. Je rencontrai deux enfants de famille qui s’entretenaient avec gaieté sur l’herbe en prenant le frais. Je les saluai très civilement, et, ce qui me parut ne leur pas déplaire, j’entrai dans leur conversation. Le plus vieux n’avait pas quinze ans, ils étaient tous deux bien ingénus. Seigneur cavalier, me dit le plus jeune, nous sommes fils de deux riches bourgeois de Plazencia. Nous avons une extrême envie de voir le royaume de Portugal, et,