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la chaleur du jour ne pouvait percer. Nous débridâmes le cheval pour le laisser paître, après l’avoir déchargé. Nous nous assîmes ; nous tirâmes de la besace du frère Antoine quelques grosses pièces de pain avec plusieurs morceaux de viandes rôties, et nous nous mîmes à nous en escrimer comme à l’envi l’un de l’autre. Néanmoins, quelque appétit que nous eussions, nous cessions souvent de manger pour donner des accolades à l’outre, qui ne faisait que passer des bras de l’un entre les bras de l’autre.

Sur la fin du repas, don Raphaël dit à don Alphonse : Seigneur cavalier, après la confidence que vous m’avez faite, il est juste que je vous raconte aussi l’histoire de ma vie avec la même sincérité. Vous me ferez plaisir, répondit le jeune homme. Et à moi particulièrement, m’écriai-je, j’ai une extrême curiosité d’entendre vos aventures ; je ne doute pas qu’elles ne soient dignes d’être écoutées. Je vous en réponds, répliqua Raphaël, et je prétends bien les écrire un jour. Ce sera l’amusement de ma vieillesse ; car je suis encore jeune, et je veux grossir le volume. Mais nous sommes fatigués ; délassons-nous par quelques heures de sommeil. Pendant que nous dormirons tous trois, Ambroise veillera de peur de surprise, et tantôt à son tour il dormira. Quoique nous soyons, ce me semble, ici fort en sûreté, il est toujours bon de se tenir sur ses gardes. En achevant ces mots, il s’étendit sur l’herbe. Don Alphonse fit la même chose. Je suivis leur exemple, et Lamela se mit en sentinelle.

Don Alphonse, au lieu de prendre quelque repos, s’occupa de ses malheurs, et je ne pus fermer l’œil. Pour don Raphaël, il s’endormit bientôt. Mais il se réveilla une heure après ; et, nous voyant disposés à l’écouter, il dit à Lamela : Mon ami Ambroise, tu peux présentement goûter la douceur du sommeil. Non, non, répondit Lamela, je n’ai point envie de dormir ; et, bien que je sache tous les événements de votre vie, ils sont si