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bonne volonté ; et, se trouvant effectivement sans argent, sans ressource, il se résolut à les accompagner. Je m’y déterminai aussi, parce que je ne voulus point quitter ce jeune homme, pour qui je me sentis naître beaucoup d’inclination.

Nous convînmes tous quatre d’aller ensemble, et de ne nous point séparer. Cela étant arrêté entre nous, il fut mis en délibération si nous partirions à l’heure même, ou si nous donnerions auparavant quelque atteinte à une outre pleine d’un excellent vin que le frère Antoine avait apportée de la ville de Cuença le jour précédent ; mais Raphaël, comme celui qui avait le plus d’expérience, représenta qu’il fallait, avant toutes choses, penser à notre sûreté ; qu’il était d’avis que nous marchassions toute la nuit pour gagner un bois fort épais qui était entre Villardesa et Almodabar ; que nous ferions halte en cet endroit, où nous voyant sans inquiétude, nous passerions la journée à nous reposer. Cet avis fut approuvé. Alors les faux ermites firent deux paquets de toutes les hardes et provisions qu’ils avaient, et les mirent en équilibre sur le cheval de don Alphonse. Cela se fit avec une extrême diligence ; après quoi nous nous éloignâmes de l’ermitage, laissant en proie à la justice les deux robes d’ermite, avec la barbe blanche et la barbe rousse, deux grabats, une table, un mauvais coffre, deux vieilles chaises de paille et l’image de saint Pacôme.

Nous marchâmes toute la nuit, et nous commencions à nous sentir fort fatigués, lorsqu’à la pointe du jour nous aperçûmes le bois où tendaient nos pas. La vue du port donne une vigueur nouvelle aux matelots lassés d’une longue navigation. Nous prîmes courage, et nous arrivâmes enfin au bout de notre carrière avant le lever du soleil. Nous nous enfonçâmes dans le plus épais du bois, et nous nous arrêtâmes dans un endroit fort agréable, sur un gazon entouré de plusieurs gros chênes, dont les branches entrelacées formaient une voûte que