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discours, je lui disais qu’au lieu de troubler son repos et le mien par trop de délicatesse, il ferait mieux de s’en remettre au temps. Effectivement, à l’âge que j’avais, je n’étais guère propre à goûter les raffinements d’une passion si délicate ; et c’était le parti que don Diègue devait prendre : mais, voyant qu’une année entière s’était écoulée sans qu’il fût plus avancé qu’au premier jour, il perdit patience, ou plutôt il perdit la raison ; et, feignant d’avoir à la cour une affaire importante, il partit pour aller servir dans les Pays-Bas en qualité de volontaire ; et bientôt il trouva dans les périls ce qu’il y cherchait, c’est-à-dire la fin de sa vie et de ses tourments.

Après que la dame eut fait ce récit, le caractère singulier de son mari devint le sujet de notre entretien. Nous fûmes interrompus par l’arrivée d’un courrier qui vint remettre à Séraphine une lettre du comte de Polan. Elle me demanda permission de la lire ; et je remarquai qu’en la lisant elle devenait pâle et tremblante. Après l’avoir lue, elle leva les yeux au ciel, poussa un long soupir, et son visage en un moment fut couvert de larmes. Je ne vis point tranquillement sa douleur. Je me troublai ; et, comme si j’eusse pressenti le coup qui m’allait frapper, une crainte mortelle vint glacer mes esprits. Madame, lui dis-je d’une voix presque éteinte, puis-je vous demander quels malheurs vous annonce ce billet ? Tenez, seigneur, me répondit tristement Séraphine en me donnant la lettre ; lisez vous-même ce que mon père m’écrit. Hélas ! vous n’y êtes que trop intéressé.

À ces mots qui me firent frémir, je pris la lettre en tremblant, et j’y trouvai ces paroles : « Don Gaspard, votre frère, se battit hier au Prado. Il reçut un coup d’épée dont il est mort aujourd’hui ; et il a déclaré, en mourant, que le cavalier qui l’a tué est fils du baron de Steinbach, officier de la garde allemande. Pour surcroît de malheur, le meurtrier m’est échappé. Il a pris