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homme de la vôtre. La plupart même de mes pareils, à ma place, se vengeraient de vous d’une manière moins honorable. Je me sentis choqué de ces dernières paroles ; et, voyant qu’il avait déjà tiré son épée, je tirai aussi la mienne. Nous nous battîmes avec tant de furie, que le combat ne dura pas longtemps. Soit qu’il s’y prît avec trop d’ardeur, soit que je fusse plus adroit que lui, je le perçai bientôt d’un coup mortel. Je le vis chanceler et tomber. Alors, ne songeant plus qu’à me sauver, je montai sur son propre cheval, et pris la route de Tolède. Je n’osai pas retourner chez le baron de Steinbach, jugeant bien que mon aventure ne ferait que l’affliger ; et, quand je me représentais tout le péril où j’étais, je croyais ne pouvoir assez tôt m’éloigner de Madrid.

En faisant là-dessus les plus tristes réflexions, je marchai le reste de la nuit et toute la matinée. Mais sur le midi il fallut m’arrêter pour faire reposer mon cheval, et laisser passer la chaleur qui devenait insupportable. Je demeurai dans un village jusqu’au coucher du soleil ; après quoi, voulant aller tout d’une traite à Tolède, je continuai mon chemin. J’avais déjà gagné Illescas et deux lieues par delà, lorsque, environ sur le minuit un orage pareil à celui d’aujourd’hui vint me surprendre au milieu de la campagne. Je m’approchai des murs d’un jardin que je découvris à quelques pas de moi ; et, ne trouvant pas d’abri plus commode, je me rangeai avec mon cheval, le mieux qu’il me fut possible, auprès de la porte d’un cabinet qui était au bout du mur, et au-dessus de laquelle il y avait un balcon. Comme je m’appuyais contre la porte, je sentis qu’elle était ouverte ; ce que j’attribuai à la négligence des domestiques. Je mis pied à terre ; et moins par curiosité que pour être mieux à couvert de la pluie qui ne laissait pas de m’incommoder sous le balcon, j’entrai dans le bas du cabinet avec mon cheval que je tirais par la bride.