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il se saisit du coupable, et le mena devant le juge avec l’accusatrice, qui, malgré le désordre où elle était, voulut aller elle-même demander justice de cet attentat. Le juge l’écouta, et, l’ayant attentivement considérée, jugea que l’accusé était indigne de pardon. Il le fit dépouiller sur-le-champ et fustiger en sa présence ; puis il ordonna que le lendemain, si le mari de l’Asturienne ne paraissait point, deux archers, aux frais et dépens du délinquant, escorteraient la complaignante jusqu’à la ville d’Astorga.

Pour moi, plus épouvanté peut-être que tous les autres, je gagnai la campagne ; je traversai je ne sais combien de champs et de bruyères, et, sautant tous les fossés que je trouvais sur mon passage, j’arrivai enfin auprès d’une forêt. J’allais m’y jeter et me cacher dans le plus épais hallier, lorsque deux hommes à cheval s’offrirent tout à coup au-devant de mes pas. Ils crièrent : Qui va là ? et comme ma surprise ne me permit pas de répondre sur-le-champ, ils s’approchèrent de moi ; et, me mettant chacun un pistolet sur la gorge, ils me sommèrent de leur apprendre qui j’étais, d’où je venais, ce que je voulais aller faire en cette forêt, et surtout de ne leur rien déguiser. À cette manière d’interroger, qui me parut bien valoir la question dont le muletier nous avait fait fête, je leur répondis que j’étais un jeune homme d’Oviédo qui allait à Salamanque : je leur contai même l’alarme qu’on venait de nous donner, et j’avouai que la crainte d’être appliqué à la torture m’avait fait prendre la fuite. Ils firent un éclat de rire à ce discours, qui marquait ma simplicité ; et l’un des deux me dit : Rassure-toi, mon ami ; viens avec nous, et ne crains rien ; nous allons te mettre en sûreté. À ces mots, il me fit monter en croupe sur son cheval, et nous nous enfonçâmes dans la forêt.

Je ne savais ce que je devais penser de cette rencontre ; je n’en augurais pourtant rien de sinistre. Si ces gens-ci, disais-je en moi-même, étaient des voleurs,