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secrétaire, qui avait deux ou trois ans de salle, me désarma comme un enfant, et, me présentant la pointe de son épée : Prépare-toi, me dit-il, à recevoir le coup de la mort, ou bien donne-moi ta parole d’honneur que tu sortiras aujourd’hui de chez la marquise de Chaves, et que tu ne penseras plus à Porcie. Je lui fis volontiers cette promesse, et je la tins sans répugnance. Je me faisais une peine de paraître devant les domestiques de notre hôtel après avoir été vaincu, et surtout devant la belle Hélène qui avait fait le sujet de notre combat. Je ne retournai au logis que pour y prendre tout ce que j’avais de nippes et d’argent, et, dès le même jour, je marchai vers Tolède, la bourse assez bien garnie, et le dos chargé d’un paquet composé de toutes mes hardes. Quoique je ne me fusse point engagé à quitter le séjour de Madrid, je jugeai à propos de m’en écarter, du moins pour quelques années. Je formai la résolution de parcourir l’Espagne et de m’arrêter de ville en ville. L’argent que j’ai, disais-je, me mènera loin : je ne le dépenserai pas indiscrètement ; et, quand je n’en aurai plus, je me mettrai à servir. Un garçon fait comme je suis trouvera des conditions de reste, quand il lui plaira d’en chercher ; je n’aurai qu’à choisir.

J’avais particulièrement envie de voir Tolède ; j’y arrivai au bout de trois jours. J’allai loger dans une bonne hôtellerie, où je passai pour un cavalier d’importance, à la faveur de mon habit d’homme à bonnes fortunes, dont je ne manquai pas de me parer ; et, par des airs de petit-maître que j’affectai de me donner, il dépendit de moi de lier commerce avec de jolies femmes qui demeuraient dans mon voisinage : mais, ayant appris qu’il fallait débuter chez elles par une grande dépense, cela brida mes désirs, et me sentant toujours du goût pour les voyages, après avoir vu tout ce qu’on voit de curieux à Tolède, j’en partis un jour au lever de l’aurore, et pris le chemin de Cuença, dans le dessein d’aller en Aragon. J’entrai la seconde journée dans une