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désagréable de sa figure, plus crasseux que l’auteur Pedro de Moya, et fort bossu par-dessus le marché. Il me dit qu’il voulait parler à Mme la marquise. Je lui demandai de quelle part. De la mienne, répondit-il fièrement. Dites-lui que je suis le cavalier dont elle s’entretint hier avec dona Anna de Velasco. Je l’introduisis dans l’appartement de ma maîtresse, et je l’annonçai. La marquise fit aussitôt une exclamation, et dit, avec un transport de joie, qu’il pouvait entrer. Elle ne se contenta pas de le recevoir favorablement, elle obligea toutes ses femmes à sortir de la chambre ; de sorte que le petit bossu, plus heureux qu’un honnête homme, y demeura seul avec elle. Les soubrettes et moi, nous rîmes un peu de ce beau tête-à-tête, qui dura près d’une heure ; après quoi ma patronne congédia le bossu, en lui faisant des civilités qui marquaient qu’elle était très contente de lui.

Elle avait effectivement pris tant de plaisir à son entretien, qu’elle me dit le soir en particulier : Gil Blas, quand le bossu reviendra, faites-le entrer dans mon appartement le plus secrètement que vous pourrez. Ce commandement, je l’avoue, me donna d’étranges soupçons ; néanmoins, suivant l’ordre de la marquise, dès que le petit homme revint, et ce fut le lendemain matin, je le conduisis par un escalier dérobé jusque dans la chambre de madame. Je fis pieusement la même chose deux ou trois fois, et je conclus de là que la marquise avait des inclinations bizarres, ou que le bossu faisait le personnage d’un entremetteur.

Ma foi, disais-je, prévenu de cette opinion, si ma maîtresse aime quelque homme bien fait, je le lui pardonne ; mais si elle est entêtée de ce magot, franchement je ne puis excuser cette dépravation de goût. Que je jugeais mal de la patronne ! Le petit bossu se mêlait de magie ; et, comme on avait vanté son savoir à la marquise, qui se prêtait volontiers aux prestiges des charlatans, elle avait des entretiens particuliers avec lui.