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rendu l’argent. En disant cela d’un air fort naturel, il sortit, et nous demeurâmes dans un extrême étonnement.

Il ne nous vint pas dans l’esprit que ce pouvait être une feinte, parce que nous ne nous connaissions point assez pour répondre les uns des autres. Je dirai plus, je soupçonnai le petit chantre d’avoir fait le coup, comme il eut peut-être de moi la même pensée. D’ailleurs, nous étions tous de jeunes sots. Nous ne savions pas quelles formalités s’observent en pareil cas : nous crûmes de bonne foi qu’on commencerait par nous mettre à la gêne. Ainsi, cédant à notre frayeur, nous sortîmes de la chambre fort brusquement. Les uns gagnent la rue, les autres le jardin ; chacun cherche son salut dans la fuite : et le jeune bourgeois d’Astorga, aussi troublé que nous de l’idée de la question, se sauva comme un autre Énée, sans s’embarrasser de sa femme. Alors le muletier, à ce que j’appris dans la suite, plus incontinent que ses mulets, ravi de voir que son stratagème produisait l’effet qu’il en avait attendu, alla vanter cette ruse ingénieuse à la bourgeoise, et tâcher de profiter de l’occasion ; mais cette Lucrèce des Asturies, à qui la mauvaise mine de son tentateur prêtait de nouvelles forces, fit une rigoureuse résistance et poussa de grands cris. La patrouille, qui par hasard en ce moment se trouva près de l’hôtellerie, qu’elle connaissait pour un lieu digne de son attention, y entra et demanda la cause de ces cris. L’hôte, qui chantait dans sa cuisine, et feignait de ne rien entendre, fut obligé de conduire le commandant et ses archers à la chambre de la personne qui criait. Ils arrivèrent bien à propos : l’Asturienne n’en pouvait plus. Le commandant, homme grossier et brutal, ne vit pas plus tôt de quoi il s’agissait, qu’il donna cinq ou six coups du bois de sa hallebarde à l’amoureux muletier, en l’apostrophant dans des termes dont la pudeur n’était guère moins blessée que de l’action même qui les lui suggérait. Ce ne fut pas tout :