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plus viriles ; aussi, pour compenser sa mollesse et me mieux faire avaler la pilule, il me donna cinquante ducats, et me mena le jour suivant chez la marquise de Chaves, à laquelle il dit en ma présence que j’étais un jeune homme qui n’avait que de bonnes qualités ; qu’il m’aimait, et que, des raisons de famille ne lui permettant pas de me retenir à son service, il la priait de me prendre au sien. Elle me reçut dès ce moment au nombre de ses domestiques ; si bien que je me trouvai tout à coup dans une nouvelle maison.


CHAPITRE VIII

De quel caractère était la marquise de Chaves et quelles personnes allaient ordinairement chez elle.


La marquise de Chaves était une veuve de trente-cinq ans, belle, grande et bien faite. Elle jouissait d’un revenu de dix mille ducats, et n’avait point d’enfants. Je n’ai jamais vu de femme plus sérieuse, ni qui parlât moins. Cela ne l’empêchait pas de passer pour la dame de Madrid la plus spirituelle. Le grand concours de personnes de qualité et de gens de lettres qu’on voyait chez elle tous les jours contribuait peut-être plus que son mérite à lui donner cette réputation. C’est une chose que je ne déciderai point. Je me contenterai de dire que son nom emportait une idée de génie supérieur, et que sa maison était appelée par excellence, dans la ville, le bureau des ouvrages d’esprit[1].

Effectivement, on y lisait chaque jour tantôt des poèmes dramatiques, et tantôt d’autres poésies. Mais on n’y faisait guère que des lectures sérieuses ; les

  1. On croit que Le Sage avait en vue ici la maison de la marquise de Lambert : la marquise, femme d’esprit, auteur de quelques bons ouvrages, tenait un cercle respectable ; mais Le Sage était piqué du peu de cas qu’on semblait y faire de la comédie.