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peu, obligé don Gonzale à vendre une terre dont elle avait touché l’argent. Elle tirait de lui tous les jours de bonnes nippes, et de plus elle espérait qu’il ne l’oublierait pas dans son testament. Je feignis de m’engager volontiers à faire tout ce qu’on attendait de moi ; et pour ne rien dissimuler, je doutai, en m’en retournant au logis, si je contribuerais à tromper mon maître, ou si j’entreprendrais de le détacher de sa maîtresse. Ce dernier parti me paraissait plus honnête que l’autre, et je me sentais plus de penchant à remplir mon devoir qu’à le trahir. D’ailleurs, Eufrasie ne m’avait rien promis de positif, et cela peut-être était cause qu’elle n’avait pas corrompu ma fidélité. Je me résolus donc à servir don Gonzale avec zèle, et je me persuadai que, si j’étais assez heureux pour l’arracher à son idole, je serais mieux payé de cette bonne action, que des mauvaises que je pourrais faire.

Pour parvenir à la fin que je me proposais, je me montrai tout dévoué au service de dona Eufrasia. Je lui fis accroire que je parlais d’elle incessamment à mon maître, et là-dessus je lui débitais des fables qu’elle prenait pour argent comptant. Je m’insinuai si bien dans son esprit, qu’elle me crut entièrement dans ses intérêts. Pour mieux lui en imposer encore, j’affectai de paraître amoureux de Béatrix, qui, ravie à son âge de voir un jeune homme à ses trousses, ne se souciait guère d’être trompée, pourvu que je la trompasse bien. Lorsque nous étions auprès de nos princesses, mon maître et moi, cela faisait deux tableaux différents dans le même goût. Don Gonzale, sec et pâle comme je l’ai peint, avait l’air d’un agonisant quand il voulait faire les doux yeux ; et mon infante, à mesure que je me montrais plus passionné, prenait des manières enfantines, et faisait tout le manège d’une vieille coquette : aussi avait-elle quarante ans d’école pour le moins. Elle s’était raffinée au service de quelques-unes de ces héroïnes de galanterie qui savent plaire jusque dans leur