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table et qu’on apporta le fruit, qu’il dit en voyant de fort belles pêches qu’on avait servies : De mon temps, les pêches étaient bien plus grosses qu’elles ne le sont à présent ; la nature s’affaiblit de jour en jour. Sur ce pied-là, dis-je alors en moi-même en souriant, les pêches du temps d’Adam devaient être d’une grosseur merveilleuse.

Le comte d’Asumar demeura presque jusqu’au soir avec mon maître, qui ne se vit pas plutôt débarrassé de lui qu’il sortit en me disant de le suivre. Nous allâmes chez Eufrasie, qui logeait à cent pas de notre maison, et nous la trouvâmes dans un appartement des plus propres. Elle était galamment habillée, et avait un air de jeunesse qui me la fit prendre pour une mineure, bien qu’elle eût trente bonnes années pour le moins. Elle pouvait passer pour jolie, et j’admirai bientôt son esprit. Ce n’était pas une de ces coquettes qui n’ont qu’un babil brillant avec des manières libres : elle avait de la modestie dans son action comme dans ses discours, et elle parlait le plus spirituellement du monde, sans paraître se donner pour spirituelle. Je la considérais avec un extrême étonnement. Ô ciel ! disais-je, est-il possible qu’une personne qui se montre si réservée soit capable de vivre dans le libertinage ? Je m’imaginais que toutes les femmes galantes devaient être effrontées. J’étais surpris d’en voir une modeste en apparence, sans faire réflexion que ces créatures savent se composer et se conformer au caractère des gens riches et des seigneurs qui tombent entre leurs mains. Ces payeurs veulent-ils de l’emportement, elles sont vives et pétillantes. Aiment-ils la retenue, elles se parent d’un extérieur sage et vertueux. Ce sont de vrais caméléons qui changent de couleur suivant l’humeur et le génie des hommes qui les approchent.

Don Gonzale n’était pas du goût des seigneurs qui demandent des beautés hardies ; il ne pouvait souffrir