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Ximena ; vous êtes en droit de faire cette visite. Il sortit en parlant de cette sorte, et m’ordonna de le suivre.

Vous vous imaginez bien qu’au lieu de prendre la route du Cheval noir, nous enfilâmes celle de la maison où était Ortiz. D’abord que nous y fûmes arrivés, nous nous préparâmes à représenter notre pièce. Aurore ôta sa chevelure blonde, lava et frotta ses sourcils, mit un habit de femme, et devint une belle brune, telle qu’elle l’était naturellement. On peut dire que son déguisement la changeait à un point qu’Aurore et don Félix paraissaient deux personnes différentes ; il semblait même qu’elle fût beaucoup plus grande en femme qu’en homme : il est vrai que ses chappins[1], car elle en avait d’une hauteur excessive, n’y contribuaient pas peu. Lorsqu’elle eut ajouté à ses charmes tous les secours que l’art pouvait leur prêter, elle attendit don Luis avec une agitation mêlée de crainte et d’espérance. Tantôt elle se fiait à son esprit et à sa beauté, et tantôt elle appréhendait de n’en faire qu’un essai malheureux. Ortiz, de son côté, se prépara de son mieux à seconder ma maîtresse. Pour moi, comme il ne fallait pas que Pacheco me vît dans cette maison, et que, semblable aux acteurs qui ne paraissaient qu’au dernier acte d’une pièce, je ne devais me montrer que sur la fin de la visite je sortis aussitôt que j’eus dîné.

Enfin, tout était en état quand don Luis arriva. Il fut reçu très agréablement de la dame Chimène, et il eut avec Aurore une conversation de deux ou trois heures après quoi j’entrai dans la chambre où ils étaient, et m’adressant au cavalier : Seigneur, lui dis-je, don Félix mon maître ne viendra point ici d’aujourd’hui ; il vous prie de l’excuser ; il est avec trois hommes de Tolède, dont il ne peut se débarrasser. Ah ! le petit libertin ! s’écria dona Ximena ; il est sans doute en débauche. Non, madame, repris-je, il s’entretient avec eux d’af-

  1. Chappin, claque, espèce de sandale que les femmes espagnoles mettent par-dessus leurs souliers.