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ordonnai une seconde, qui fut faite si promptement, qu’on nous la servit comme nous achevions, ou plutôt comme il achevait de manger la première. Il y procédait pourtant d’une vitesse toujours égale, et trouvait moyen, sans perdre un coup de dent, de me donner louanges sur louanges ; ce qui me rendait fort content de ma petite personne. Il buvait aussi fort souvent ; tantôt c’était à ma santé, et tantôt à celle de mon père et de ma mère, dont il ne pouvait assez vanter le bonheur d’avoir un fils tel que moi. En même temps, il versait du vin dans mon verre, et m’excitait à lui faire raison. Je ne répondais point mal aux santés qu’il me portait ; ce qui, avec ses flatteries, me mit insensiblement de si belle humeur que, voyant notre seconde omelette à moitié mangée, je demandai à l’hôte s’il n’avait pas de poisson à nous donner. Le seigneur Corcuelo, qui, selon toutes les apparences, s’entendait avec le parasite, me répondit : J’ai une truite excellente ; mais elle coûtera cher à ceux qui la mangeront : c’est un morceau trop friand pour vous. Qu’appelez-vous trop friand ? dit alors mon flatteur d’un ton de voix élevé ; vous n’y pensez pas, mon ami : apprenez que vous n’avez rien de trop bon pour le seigneur Gil Blas de Santillane, qui mérite d’être traité comme un prince.

Je fus bien aise qu’il eût relevé les dernières paroles de l’hôte, et il ne fit en cela que me prévenir. Je m’en sentais offensé, et je dis fièrement à Corcuelo : Apportez-nous votre truite, et ne vous embarrassez pas du reste. L’hôte, qui ne demandait pas mieux, se mit à l’apprêter, et ne tarda guère à nous la servir. À la vue de ce nouveau plat, je vis briller une grande joie dans les yeux du parasite, qui fit paraître une nouvelle complaisance, c’est-à-dire qu’il donna sur le poisson comme il avait donné sur les œufs. Il fut pourtant obligé de se rendre, de peur d’accident, car il en avait jusqu’à la gorge. Enfin, après avoir bu et mangé tout son soûl,