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campagne ; j’eus même le bonheur de lui devenir nécessaire. Malgré le rapport fidèle que je lui avais fait de don Luis, elle aimait encore ce cavalier ; ou plutôt, n’ayant pu vaincre son amour, elle s’y était entièrement abandonnée. Elle n’avait plus besoin de prendre des précautions pour me parler en particulier. Gil Blas, me dit-elle en soupirant, je ne puis oublier don Luis ; quelque effort que je fasse pour le bannir de ma pensée, il s’y présente sans cesse, non tel que tu me l’as peint, plongé dans toutes sortes de désordres, mais tel que je voudrais qu’il fût, tendre, amoureux, constant. Elle s’attendrit en disant ces paroles, et ne put s’empêcher de répandre quelques larmes. Peu s’en fallut que je ne pleurasse aussi, tant je fus touché de ces pleurs. Je ne pouvais mieux lui faire la cour, que de paraître si sensible à ses peines. Mon ami, continua-t-elle après avoir essuyé ses beaux yeux, je vois que tu es d’un très bon naturel, et je suis si satisfaite de ton zèle, que je te promets de le bien récompenser. Ton secours, mon cher Gil Blas, m’est plus nécessaire que jamais. Il faut que je te découvre un dessein qui m’occupe ; tu vas le trouver fort bizarre. Apprends que je veux partir au plus tôt pour Salamanque. Là, je prétends me déguiser en cavalier, et sous le nom de don Félix, faire connaissance avec Pacheco ; je tâcherai de gagner sa confiance et son amitié ; je lui parlerai souvent d’Aurore de Gusman, dont je passerai pour cousin. Il souhaitera peut-être de la voir, et c’est où je l’attends. Nous aurons deux logements à Salamanque ; dans l’un, je serai don Félix ; dans l’autre, Aurore ; et, m’offrant aux yeux de don Luis, tantôt travestie en homme, tantôt sous mes habits naturels, je me flatte que je pourrai peu à peu l’amener à la fin que je me propose. Je demeure d’accord, ajouta-t-elle, que mon projet est extravagant ; mais ma passion m’entraîne, et l’innocence de mes intentions achève de m’étourdir sur la démarche que je veux hasarder.