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m’avait procuré un bon poste, et je ne songeai qu’à m’y maintenir. Je m’attachai à connaître le terrain ; j’étudiai les inclinations des uns et des autres ; puis, réglant ma conduite là-dessus, je ne tardai guère à prévenir en ma faveur mon maître et tous les domestiques.

Il y avait déjà plus d’un mois que j’étais chez don Vincent, lorsque je crus m’apercevoir que sa fille me distinguait de tous les valets du logis. Toutes les fois que ses yeux venaient à s’arrêter sur moi, il me semblait y remarquer une sorte de complaisance que je ne voyais point dans les regards qu’elle laissait tomber sur les autres. Si je n’eusse pas fréquenté les petits-maîtres et des comédiens, je ne me serais jamais avisé de m’imaginer qu’Aurore pensât à moi ; mais je m’étais un peu gâté parmi ces messieurs, chez qui les dames même les plus qualifiées ne sont pas toujours dans un trop bon prédicament. Si, disais-je, on en croit quelques-uns de ces histrions, il prend quelquefois à des femmes de qualité certaines fantaisies dont ils profitent : que sais-je si ma maîtresse n’est point sujette à ces fantaisies-là ? Mais non, ajoutai-je un moment après, je ne puis me le persuader. Ce n’est point une de ces Messalines qui, démentant la fierté de leur naissance, abaissent indignement leurs regards jusque dans la poussière, et se déshonorent sans rougir ; c’est plutôt une de ces filles vertueuses, mais tendres, qui, satisfaites des bornes que leur vertu prescrit à leur tendresse, ne se font pas un scrupule d’inspirer et de sentir une passion délicate qui les amuse sans péril.

Voilà comme je jugeais de ma maîtresse, sans savoir précisément à quoi je devais m’arrêter. Cependant, lorsqu’elle me voyait, elle ne manquait pas de me sourire et de témoigner de la joie. On pouvait, sans passer pour un fat, donner dans de si belles apparences ; aussi n’y eut-il pas moyen de m’en défendre. Je crus Aurore fortement éprise de mon mérite, et je ne me regardai plus que comme un de ces heureux domestiques à qui l’a-