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ils avaient même jugé qu’on ne l’achèverait pas. Dans cette pensée, ils en jouèrent le premier acte, qui fut fort applaudi. Cela les étonna. Ils jouent le second acte ; le public le reçoit encore mieux que le premier. Voilà mes acteurs déconcertés ! Comment diable, dit Rosimiro, cette comédie prend ! Enfin ils jouent le troisième acte, qui plut encore davantage. Je n’y comprends rien, dit Ricardo ; nous avons cru que cette pièce ne serait pas goûtée ; voyez le plaisir qu’elle fait à tout le monde ! Messieurs, dit alors un comédien fort naïvement, c’est qu’il y a dedans mille traits d’esprit que nous n’avons pas remarqués.

Je cessai donc de regarder les comédiens comme d’excellents juges, et je devins un juste appréciateur de leur mérite. Ils justifiaient parfaitement tous les ridicules qu’on leur donnait dans le monde. Je voyais des actrices et des acteurs que les applaudissements avaient gâtés, et qui, se considérant comme des objets d’admiration, s’imaginaient faire grâce au public lorsqu’ils jouaient. J’étais choqué de leurs défauts ; mais par malheur je trouvai un peu trop à mon gré leur façon de vivre, et je me plongeai dans la débauche. Comment aurais-je pu m’en défendre ? Tous les discours que j’entendais parmi eux étaient pernicieux pour la jeunesse, et je ne voyais rien qui ne contribuât à me corrompre. Quand je n’aurais pas su ce qui se passait chez Casilda, chez Constance et chez les autres comédiennes, la maison d’Arsénie toute seule n’était que trop capable de me perdre. Outre les vieux seigneurs dont j’ai parlé, il y venait des petits-maîtres, des enfants de famille que les usuriers mettaient en état de faire de la dépense ; et quelquefois on y recevait aussi des traitants, qui bien loin d’être payés, comme dans leurs assemblées, pour leur droit de présence, payaient là pour avoir droit d’être présents.

Florimonde, qui demeurait dans une maison voisine, dînait et soupait tous les jours avec Arsénie. Elles