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Il a quitté le théâtre par fantaisie, et s’en est depuis repenti par raison. As-tu remarqué ses cheveux noirs ? ils sont teints aussi bien que ses sourcils et sa moustache. Il est plus vieux que Saturne ; cependant, comme au temps de sa naissance ses parents ont négligé de faire écrire son nom sur les registres de sa paroisse, il profite de leur négligence, et se dit plus jeune qu’il n’est de vingt bonnes années pour le moins. D’ailleurs, c’est le personnage d’Espagne le plus rempli de lui-même. Il a passé les douze premiers lustres de sa vie dans une ignorance crasse ; mais, pour devenir savant, il a pris un précepteur qui lui a appris à épeler en grec et en latin. De plus, il sait par cœur une infinité de bons contes qu’il a récités tant de fois comme de son cru, qu’il est parvenu à se figurer qu’ils en sont effectivement. Il les fait venir dans la conversation, et on peut dire que son esprit brille aux dépens de sa mémoire. Au reste, on dit que c’est un grand acteur. Je veux le croire pieusement ; je t’avouerai toutefois qu’il ne me plaît point. Je l’entends quelquefois déclamer ici ; et je lui trouve entre autres défauts, une prononciation trop affectée avec une voix tremblante qui donne un air antique et ridicule à sa déclamation.

Tel fut le portrait que ma soubrette me fit de cet histrion honoraire, et véritablement je n’ai jamais vu de mortel d’un maintien plus orgueilleux. Il faisait aussi le beau parleur. Il ne manqua pas de tirer de son sac deux ou trois contes qu’il débita d’un air imposant et bien étudié. D’une autre part, les comédiennes et les comédiens, qui n’étaient point venus là pour se taire, ne furent pas muets. Ils commencèrent à s’entretenir de leurs camarades absents d’une manière peu charitable, à la vérité ; mais c’est une chose qu’il faut pardonner aux comédiens comme aux auteurs. La conversation s’échauffa donc contre le prochain. Vous ne savez pas, mesdames, dit Rosimiro, un nouveau trait de Cesarino, notre cher confrère. Il a ce matin acheté des bas de